Humuscles.
22 janvier 2024Gérard a toujours eu la poisse.
15 avril 2024« Allô, j’aimerais signaler la disparition de ma femme. »
Et pourtant, je n’ai pas disparu. Oui mon amour, je suis toujours à la maison. Là où tu m’as laissée avant de partir au boulot, avec ton bol sale, les miettes de tes tartines de margarine alors que je déteste ça – la margarine, bien sûr. On dirait du plastique fondu. Ça me dégoûte. Si tu savais. Mais non Marc, tu ne sais pas.
Je suis encore là. Je ne t’ai pas abandonné. Je n’ai pas fui. Je me suis juste effacée, petit à petit, comme on dilue de la couleur dans un verre d’eau. Délavée. Laver le linge. Sortir le lave-vaisselle. Liquide de rinçage. Quelques gouttes dans la petite fente. Trop petite, la fente, ça déborde. À chaque fois. Je suis rincée, Marc. Rincée. À chaque fois, le liquide. Plic Plic Plic. Dix gouttes pas plus, sinon, ça déborde. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Sept. Huit. Dix. Onze. Treize. Quatorze. Quinze. Et merde. Fait chier.
Je suis toujours là. Avec les chaussettes qui se rangent comme par magie dans ton tiroir. Avec ton maillot de bain dans la valise. Avec les cordons bleus des enfants qui apparaissent dans le frigo. Je suis là où les enfants me laissent avant de partir à l’école. Et me retrouvent – après. Là sur le sol avec ces tas de fringues qui s’écroulent. Là sur le carrelage avec les serviettes humides qui dégorgent – pleurent les corps fraîchement lavés, savonnés, frictionnés. Là, avec cette putain de trace de margarine sur la nappe. Qui disparaît. Chaque matin. Comme par magie.
Alors non Marc, je n’ai pas disparu. Je suis toujours là, là où tu m’as laissée. Je me suis juste effacée. Tu m’as effacée. Chaque matin. Chaque soir. Chaque fois un peu plus. Si bien que j’ai fini par me dissoudre dans l’arrière-plan, jusqu’à devenir un élément du décor. Et ça a tellement bien marché que ce soir, tu as appelé la police pour leur signaler ma disparition. Mais non Marc, tu te trompes. Je suis toujours là. Oui. La petite chaise avec son coussin en tissu, tu sais, celle dans l’angle, c’est moi.
Mais non Marc, tu ne sais pas. Elle te dit rien du tout cette chaise. Vraiment rien du tout. Et pourtant, elle doit être là depuis longtemps car elle est usée, décousue, abimée à certains endroits. Mais tu n’as juste pas dû y faire attention, à cette chaise qui a atterri là, comme par magie. Comme tes chaussettes dans le tiroir. Les cordons bleus dans le frigo. Ton maillot de bain dans la valise. Le liquide de rinçage dans la petite fente.
Donc non Marc, je ne suis pas partie. Je ne t’ai pas abandonné. Je suis toujours là. J’existe encore. Mais pas suffisamment. Pas assez. Au point de devenir une chaise. Mais attends Marc. Attends. Notre histoire n’est pas finie. Pas encore.
« Allô maman. Tu peux venir chercher les enfants s’il te plaît ? Je me suis assis et la chaise s’est brisée en deux. Je crois que je me suis cassé le coccyx. »
Dans ton cul Marc.